7 octobre. Réflexions sur un anniversaire
En 1831, alors que le débat sur l’abolition de l’esclavage prenait corps aux Etats-Unis, Nat Turner, un esclave noir animé de visions mystiques prenait la tête d’une révolte d’esclaves. La rébellion, aussi vite écrasée qu’elle avait commencé, laissa derrière elle les cadavres de 50 à 60 colons blancs. Entre 200 et 500 esclaves périrent dans la répression qui s’en est ensuivie. Si on est loin ici de Spartacus ou d’un quelconque mouvement d’organisation de la classe des esclaves, cette révolte a laissé un traumatisme dans les communautés blanches états-uniennes et s’est inscrite comme un événement marquant de la jeune nation.
Une semaine plus tard, Lloyd Garisson, dans un article-manifeste (voir la traduction en annexe) se refusait à condamner les auteurs du massacre, considérant comme les vrais coupables les esclavagistes et la nation qui refusait de bannir l’esclavage.
Lloyd Garrisson était un chrétien pratiquant et il est considéré aujourd’hui encore comme le leader incontesté du mouvement abolitionniste dont l’action a contribué au déclenchement de la guerre de sécession puis à la ratification du XIIIème amendement de la constitution des Etats Unis, interdisant l’esclavage.
Quelques jours après le 7 octobre 2023, Norman Finkelstein, grand collaborateur de Noam Chomski, retrouvait dans le texte de Garrison un outil important pour se positionner par rapport au coup de tonnerre qu’avait été l’attaque menée par la résistance palestinienne dans les communautés israéliennes bordant le camp de concentration à ciel ouvert de Gaza. Au cours d’un interview, il esquissait un parallèle entre la révolte de Turner et la sortie meurtrière des combattants Palestiniens. Reprenant les conclusions de Garrison, il nous exhortait à condamner non pas un peuple qui avait brisé les murs de sa prison mais bien ceux qui l’y tenait enfermé depuis des décennies.
Dans la sidération où nous étions tous après les événements sanglants du 7 octobre, la prise de position de Finkelstein était d’un courage inspirant. Se refusant à hurler avec les loups, à contre-courant de la sphère politico-médiatique unanimement drapée dans la ‘défense de nos démocraties’ contre la ‘barbarie innée des terroristes du Hamas’, il nous rappelait les responsabilités de l’oppresseur.
Mais, un an après le 7 octobre 2023, continuer à établir des parallèles avec la révolte de 1831 n’est plus concevable. En effet, si la révolte conduite par Nat Turner a entraîné un massacre d’une barbarie sans nom et surtout d’une incohérence pathétique, ce n’est pas le cas de l’opération du 7 octobre .
D’abord parce qu’aucun objectif concret n’a été atteint par les quelques dizaines d’esclaves qui ont suivi les voix qui guidaient Nat Turner. Leur but s’arrêtait à la prise de l’arsenal de la ville voisine. Leurs plans imaginés ne s’appuyaient sur aucune évaluation sérieuse de la situation. Leur succès dépendait de l’intervention divine.
A l’opposé, l’opération de la résistance palestinienne du 7 octobre a atteint plusieurs de ses objectifs fixés, au terme d’un plan mûrement préparé. Ces objectifs, d’ailleurs, ne se limitent pas -et de loin- à la prise de plus de 200 otages israéliens pour tenter d’obtenir la libération des près de 4000 otages palestiniens de l’époque. L’opération du 7 octobre a permis de sortir la cause palestinienne de l’oubli où la comédie des accords d’Oslo l’avait enfermée. Elle a mis un coût d’arrêt à la normalisation de l’occupation par les accords d’Abraham. Elle a réduit Israël à l’état de paria international. Elle a enfermé l’armée israélienne dans une impasse militaire dont il est improbable qu’elle puisse jamais se sortir autrement que par une course en avant. Elle a redonné fierté à un peuple fier et ranimé le patriotisme des peuples arabes opprimés. Enfin, elle a permis à la jeunesse occidentale de renouer avec sa tradition de lutte anti-impérialiste.
Que ceci ne soit pas interprété comme un aveuglement aux souffrances extrêmes qu’endure le peuple palestinien, et maintenant libanais, depuis le 7 octobre. Le déchaînement de la violence de l’état colonisateur a atteint des sommets inimaginables, tout comme celui des esclavagistes qui ont pendu plus de 400 esclaves dans la foulée du massacre de 1831. Les oppresseurs savent que leur domination ne tient que par l’intensité de la répression qu’ils sont capables d’exercer. Mais aujourd’hui encore, malgré les déluges de bombes qui les accablent jour après jour, les privations et les destructions inimaginables, le peuple palestinien continue à soutenir majoritairement leur résistance.
Ensuite parce que ce qui s’est passé le 7 octobre 2023 reste encore à établir avec précision. D’ores et déjà, on sait qu’un grand nombre d’atrocités dont les résistants ont été accusés (les bébés dans le four, l’éventration de femmes enceintes, les viols systématiques…) n’ont existé que dans la propagande israélienne… et occidentale. On sait aussi aujourd’hui que, parmi les victimes israéliennes, un grand nombre d’entre elles ne peuvent être considérées comme civiles, soit parce qu’elles faisaient partie des Forces de Défense Israéliennes, soit parce qu’elles se sont opposées avec leurs armes à l’intrusion des résistants. Enfin nous disposons d’un corpus d’évidence important montrant qu’un nombre indéterminé de victimes civiles sont en fait à attribuer aux forces de défense israéliennes mobilisées en réponse à l’incursion palestinienne.
On est donc bien loin des massacres aveugles perpétrés par Nat Turner et ses disciples en 1831, même si la chape de plomb imposée par Israël et les médias internationaux continuent à répéter les mensonges générés par la Hasbara au lendemain de l’opération du 7 octobre. Cette propagande mensongère, visant à couvrir d’un épais rideau de fumée la perpétration d’un génocide implacable par Israël et la complicité des pays occidentaux, doit être combattue sans relâche par tous ceux qui se réclament du droit international. Nous le devons au peuple palestinien, à sa lutte contre un impérialisme décadent.
Traduction d’un extrait de l’article de Llyod Garrison,
Publié dans The Liberator le 3 septembre 1831
Ce que nous prédisions depuis longtemps -en nous faisant traiter d’alarmistes et d’histrions- est en train d’arriver. La secousse annonciatrice d’un tremblement de terre qui déchirera à tout jamais le système d’oppression, qui ne laissera pas une pierre posée sur une autre, vient de se faire ressentir. Les premières gouttes de sang, prémisses d’un déluge venu des nuages amoncelés sur nos têtes, ont tâché le sol. Le premier éclair incendiaire vient de nous aveugler. Les premiers pleurs des deuils qui couvriront bientôt la terre de linceuls blancs se sont fait entendre.
Le crime d’oppression est national, le Sud n’est que l’agent de ce commerce coupable. Mais gardez-vous d’oublier ! Les mêmes causes demeurent et produiront inévitablement les mêmes effets. Et quand le combat reprendra, ce sera nécessairement une guerre d’extermination. Dans le cas présent, personne n’a demandé clémence, et personne ne l’a accordé.
Mais nous les avons tués et mis en déroute ! et nous pouvons le refaire encore et encore car nous sommes invincibles ! Triomphe sans gloire qui sied si bien à une nation d’oppresseurs. Abominable suffisance, qui nous permet de contempler sans émotion l’extermination des noirs ! Nous avons le pouvoir de les tuer, tous. Cela nous donne donc le droit de continuer à les fouetter et à les entraver.
Dans la furie contre les révoltés, qui se souviendra de ses torts ? Et à quoi cela lui servirait-il, même si le long catalogue de leurs souffrances, dégoulinantes du sang qui s’échappe des lacérations laissées sur leur peau par le fouet du maître, lui était présenté en guise de circonstances atténuantes ? Il suffit que les victimes soient noires – cette seule circonstance les rend moins précieuses que les chiens qui ont été laissés morts dans nos rues ! C’était des noirs, des brutes (des animaux) se prétendant humains, que même leur mémoire soit maudite ! C’était des noirs que Dieu a créé à la seule fin de nous servir !
Oh vous, Patriotes hypocrites ! Panégyristes des Français, des Grecs et des Polonais (NDT : qui se battaient pour la république ou la liberté nationale) ! Harangueurs en costume de serge hurlant le mot Liberté ! Vaillants défenseurs de l’égalité des droits appliquée à vous-même ! Pourfendeurs de l’aristocratie ! Renverseurs de monarchies ! Républicains égalitaires ! Faites silence ! Ne jetez pas vos reproches sur la conduite des esclaves, et laissez les pustules de la condamnation éclater sur vos lèvres !
Vous accusez les amis pacifiques de la cause de l’émancipation (NDT : les abolitionnistes) d’avoir incité les esclaves à la révolte. Ravalez cette accusation qui n’est qu’une calomnie odieuse. Les esclaves n’ont pas besoin que nous les poussions à la révolte. Ils trouvent leurs propres raisons dans les marques laissées par le fouet, dans leurs corps émaciés, dans leur labeur incessant, dans l’ignorance où ils sont confinés, dans chaque champ, dans chaque vallée, sur chaque sommet des collines et des monts où vous et vos pères se sont battus pour la liberté, et même dans vos discours, vos conversations, vos célébrations, vos articles incendiaires et vos journaux, dans toutes ces voix portées par les vents, les bruits venus de par-delà les mers, ces appels à la résistance dont ils sont tarabustés ! Qu’auraient-ils besoin de plus ? Entourés de toutes ces influences, meurtris par les blessures sans cesse infligées, devons nous être surpris qu’ils se dressent pour défendre -comme tant d’autres héros l’ont fait avant eux- les droits qui leur ont été arrachés ? Il n’y a là aucune surprise.
Et dans ces lignes que nous écrivons ici, devons-nous trouver quoi que ce soit qui justifie les excès des esclaves ? Non. Mais ils n’en méritent pas plus d’être condamnés que les Grecs détruisant les Turcs, les Polonais exterminant les Russes, ou nos pères massacrant les Anglais. Car les patriotismes du monde ont érigé des standards glaçants.
Quant à nous, nous sommes frappés d’horreur devant ces événements. Nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir pour tenter d’éviter cette calamité. Nous avons averti nos compatriotes du danger qu’ils couraient en persistant dans leur conduite condamnable. Nous avons enseigné aux esclaves les préceptes pacifiques du Christ. Nous avons appelé les chrétiens, les philanthropes, les patriotes à nous aider dans le nécessaire travail de rédemption nationale que les institutions morales, l’opinion publique et le devoir personnel nous commandent. Et voici comment avons-nous été entendus : nous avons été menacés, proscrits, avilis et emprisonnés. On a fait de nous des objets de moqueries et de reproches. Mais est-ce le moment de faiblir ? Bien au contraire ! Si nous avons milité avec insistance et témérité jusqu’à présent, sans ménager nos efforts pour dénoncer l’injustice, le péril où nous nous trouvons nous enjoint de redoubler de véhémence et d’activité pour le prévenir. Nous allons crier plus fort que toutes les trompettes, jour et nuit ! Que ce pays soit damné s’il ne se repend pas avec célérité de ses crimes ! Le sang de millions de ses enfants hurle pour que nous nous redressions ! EMANCIPATION IMMEDIATE ! Voilà la seule action qui nous permettra d’éluder la vengeance divine et d’annuler notre dette ancestrale.